Rouen : quand le couple franco-allemand se déchire autour des enfants

Article de Boris Maslard et Christophe Hubard, paru le 02/07/2017 dans le journal Paris Normandie

Depuis sa séparation avec son conjoint allemand, Karine Bachelier a progressivement perdu tous ses droits sur sa fille. Elle a fondé à Rouen, en 2011, l’association Enfants otages pour aider les parents confrontés à des situations similaires. Malgré des règlements européens, l’Allemagne se réserve le droit de refuser une décision de justice prise par un autre État membre concernant, par exemple, la garde des enfants.

Karine Bachelier

Tous les mardis soir, Karine Bachelier compose le numéro de téléphone de son ex-conjoint pour joindre sa fille restée en Allemagne. En vain. « Depuis 2012, il ne répond plus », raconte cette mère de famille meurtrie.

La Rouennaise de 41 ans, au même titre que des centaines de parents, tente de faire valoir ses droits. Elle est à l’origine de l’association Enfants otages, créée en 2011 à Rouen, avec Alain Joly, un père traversant une situation semblable. Ensemble et avec un relais actif en Italie, ils viennent en aide à des parents en conflit avec leur ex-conjoint allemand pour les questions de garde et de visite. L’association estime que l’Allemagne, via le Jugendamt (en français, « l’administration de la jeunesse »), favorise très souvent le parent allemand.

« L’impression d’avoir servi de mère porteuse »

Une situation surprenante, dans une Union européenne symbole de protection, reposant essentiellement sur les différences de procédures et la difficulté à faire respecter les règlements européens entre les États membres – Bruxelles II bis en l’occurrence, adopté en 2003, censé régler ces questions.

En 1998, Karine Bachelier part six mois outre-Rhin pour un stage d’études. « Pas de bol, je l’ai rencontré au bout d’un mois, à Nuremberg », glisse-t-elle à propos du futur père de ses deux enfants, sur un ton dissimulant une colère contenue. Amélie naît en 2004, suivie de Patrick en 2007. Mais le couple se sépare peu de temps après. « Il est parti du jour au lendemain, en août2008″, pour « vivre avec son ex avec qui il a déjà eu une fille ». Pendant un an, Karine a la garde de ses enfants, le père les voit un week-end sur deux. Jusqu’au 19 octobre 2009. « Il ne les a pas amenés à l’école après une garde. » La procédure judiciaire est enclenchée pour récupérer ses enfants. Mais face au père réclamant également la garde, l’équivalent outre-Rhin du juge aux affaires familiales ordonne la séparation des enfants. Karine récupère Patrick et voit sa fille s’éloigner. Son appel pour obtenir une décision plus favorable n’y changera rien. « Jusqu’en 2011 tout est très compliqué. Le père ne respecte pas les jugements, poursuit-elle. Plus ça allait et plus il me l’apportait tard et la reprenait tôt. Petit à petit, il rognait mon droit de visite. » Au fil des mois, elle réalise son impuissance à faire respecter ses droits. « J’ai signalé les problèmes au Jugendamt mais cela n’a rien donné. J’ai tout de suite compris que je n’avais aucune chance. » C’est toutefois une employée du Jugendamt qui lui donnera officieusement un conseil prêt à tout chambouler. « Elle m’a expliqué que mon fils risquait d’être placé. » Désormais au chômage, Karine Bachelier décide de rentrer en France. « J’ai organisé mon déménagement en huit jours, sans prévenir personne », sauf son ex-conjoint. « Il a accepté de me donner son accord par écrit pour que je puisse quitter le pays avec Patrick. Je ne voulais pas être accusée d’enlèvement à mon retour. Dès le début, le père ne s’est intéressé qu’à la fille, assure-t-elle, ajoutant dans un souffle : C’est horrible une mère devant choisir entre ses deux enfants. » Depuis, le père de ses enfants s’est marié avec son ex et a pris le nom allemand de cette dernière (le sien étant d’origine polonaise).

Un à deux appels par mois

Dernier acte en date, « il m’a annoncé en mai son intention de faire une requête pour m’enlever l’autorité parentale. Si on détruit ma filiation avec ma fille, j’aurais l’impression d’avoir servi de mère porteuse car sa nouvelle femme était trop âgée pour avoir un autre enfant et leur première fille a des difficultés. » La dernière fois que Karine Bachelier a vu la sienne, c’était en janvier 2016, à peine le temps d’une journée. Son ancien compagnon tentait (en vain) de lui faire signer une autorisation pour qu’Amélie prenne le nom de sa nouvelle femme. « Elle ne m’a pas parlé. Je l’ai trouvée très fermée. Avant, c’était un rayon de soleil. Aujourd’hui, elle a des problèmes de comportement à l’école. »

Les cas similaires (lire par ailleurs) ne sont pas rares. Au titre de l’association Enfants otages, « nous recevons entre un à deux appels par mois, calcule-t-elle. « Malheureusement, lorsque les gens nous contactent c’est souvent déjà trop tard, ajoute Alain Joly, l’autre cheville ouvrière de l’association. Il faut nous appeler avant de se rendre à toute convocation allemande ou de répondre à tout courrier. » Les multiples procédures à engager (toujours en langue allemande) finissent d’user et de décourager des parents souhaitant préserver leurs enfants. « En Allemagne, il faut faire des procédures pour tout, commente Karine Bachelier. Pour les droits de visite, le lieu de résidence, l’autorité parentale, les affaires scolaires… Ce n’est pas comme en France où l’on fait un « paquet ». »

La difficulté de faire respecter des décisions prises par les deux parents renforce cette impasse. « L’Allemagne respecte en apparence les conventions et les règlements qui imposent de décider toujours en considérant le bien-être de l’enfant mais dans leur conception ce bien-être signifie être élevé en Allemagne », complète Alain Joly. « On est seuls, l’État français ne s’en préoccupe pas », soupire Karine Bachelier, découragée devant son impuissance à se faire entendre par l’Allemagne et par son propre pays…

Contact de l’association : 06 04 19 24 25.

D’autres cas en Normandie et ailleurs

Pour le co-fondateur de l’association Enfants otages, Alain Joly, le calvaire débute en 2009 quand, du jour au lendemain, son amie allemande quitte le domicile avec leur fille d’à peine trois ans. « Le tribunal allemand a estimé que je n’étais pas apte à élever mon enfant du fait de mon handicap », relate le Français, aveugle. Quelques mois plus tard, « un coup de fil anonyme passé au Jugendamt annonce que j’allais peut-être essayer d’enlever ma fille… » Après une année passée à voir sa fille trois heures toutes les trois semaines en Allemagne en présence d’un avocat, aujourd’hui, Alain Joly, désormais Rouennais, est autorisé à l’accueillir dans un appartement qu’il conserve en Bavière mais doit être accompagné d’un tiers pour sortir avec elle… « À 11 ans, elle ne peut toujours pas rester dormir chez moi », déplore-t-il, désarmé. Il continue de la voir deux jours toutes les trois semaines.

Le cas de Fabien Lecoutey est légèrement différent. Lui et sa femme sont Français, originaires de Caen. Partis vivre en 1997 à Vannes, en Bretagne, ils se séparent en 2007. Mais au cours des vacances, la mère enlève leurs deux garçons nés en 2002 et 2006 direction l’Allemagne, où elle refait sa vie. « Au commissariat, on m’a conseillé de monter une équipe pour aller chercher mes enfants car ils ne pouvaient rien faire! », se souvient Fabien Lecoutey. En 2009, il accepte finalement de céder ses droits. « Elle voulait que je signe ou sinon je ne les reverrais pas me disait-elle. » Depuis début 2016, l’aîné, 15 ans, ne veut plus voir son père. « Il ne parle plus ni à moi, ni à ma famille, ni à ses quelques très bons copains qu’il avait en France. Même le juge en Allemagne a mis en garde sur la manipulation du compagnon de mon ex-femme. Je n’aurai jamais imaginé qu’un jour un de mes enfants puisse ne plus me parler. Aujourd’hui, j’accepte toutes les situations d’échec pour réussir à conserver mon deuxième. »

Le Jugendamt intervient également lors de déménagement hors d’Allemagne. En 2007, un couple franco-allemand vivant près du Rhin projette de partir vivre à Strasbourg. Leurs deux filles sont récupérées à la sortie de l’école et placées dans une famille allemande par le Jugendamt. Ils profiteront d’un droit de visite pour prendre la fuite et franchir la frontière… France 3 leur avait consacré un reportage :

« Des auditions dès l’âge de 3 ans »

Eleonora Evi, eurodéputée italienne (Mouvement 5 étoiles), a présidé un groupe de travail (de fin 2015 jusqu’au vote du rapport final le 3 mai dernier), au sein de la commission des pétitions du Parlement européen, sur les problèmes de la protection de l’enfance.

Quel est le rôle de la commission des pétitions ?

Eleonora Evi : « Tout citoyen européen peut adresser une pétition. La commission n’a pas de pouvoir législatif mais elle permet de mettre en évidence certaines lacunes du droit européen. »

Pourquoi avoir réclamé un groupe de travail sur cette question des enfants binationaux ?

« C’est le principal problème traité par la commission des pétitions. Depuis 2006, nous avons enregistré près de 250 cas mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg car tous les parents ne connaissent pas la commission. Il existe également d’autres pétitions antérieures mais il nous est difficile de les répertorier. Cela ne concerne pas seulement la France, mais aussi l’Italie, la Pologne, la Suède ou des pays de l’Europe de l’Est. On a maintenant de vrais témoignages et des éléments concrets qui nous disent qu’il existe des discriminations [contestées par les autorités allemandes, lire par ailleurs, NDLR] entre les parents ; en particulier le parent qui n’est pas allemand est pratiquement systématiquement discriminé par le Jugendamt. »

En quoi consiste ce Jugendamt si décrié ?

« C’est une administration qui intervient toujours dans le cas des séparations avec enfant. Il devient une sorte d’avocat pour l’enfant. Il donne des recommandations au juge qui sont presque systématiquement suivies par ce dernier. Et si elles ne le sont pas, le Jugendamt peut faire appel. C’est extrêmement particulier. Cette troisième partie qu’est le Jugendamt veille aux intérêts de l’Allemagne. C’est un peu fort de le dire mais c’est ce que l’on a constaté pendant toutes ces années d’investigation. »

Pour quelles raisons ?

« Ils ont un système qui a toujours considéré que l’État allemand est le meilleur possible pour vivre et pour élever des enfants. C’est aussi fort à dire mais c’est quelque chose qui perdure même si, avec le passé, on aurait dû tirer des leçons de l’Histoire. »

Cela pourrait-il avoir un lien avec la faible démographie allemande ?

« C’est un fait : la natalité est plus basse en Allemagne. On n’a pas de preuves pour le dire mais ce serait logique. »

Vous estimez que l’Allemagne considère que le bien-être de l’enfant passe par une enfance en Allemagne ?

« Oui, vous ne le trouverez jamais écrit mais c’est ce qui se passe. De plus, je ne peux pas l’affirmer officiellement mais on peut penser qu’il y a également une considération économique. Même si le parent non allemand, qui n’a pas la garde, n’a pas les ressources financières pour soutenir l’autre parent, il sera complètement pressé par le Jugendamt et la justice allemande pour donner cet argent [en passant notamment par des huissiers, NDLR]. »

Quelles recommandations avez-vous émises ?

« Nous avons demandé à ce que soient éclairées les notions de bien-être et de l’intérêt supérieur de l’enfant et nous avons fait d’autres recommandations sur un point très important : en Allemagne, les enfants sont écoutés dès l’âge de 3 ans par le juge, les services sociaux ou le Jugendamt. Ces instants ne sont pas enregistrés et les parents n’obtiennent qu’un résumé. Et cela va plus loin. L’Allemagne s’appuie sur le fait que l’enfant (même très jeune) n’a pas été entendu dans l’autre pays pour ne pas respecter la décision précédente de cet autre État membre qui aurait par exemple donné la garde au parent non-allemand. »

Le problème est évoqué depuis des années, notamment lors de questions posées à l’Assemblée nationale en France. Comment expliquez-vous que l’on en soit encore à la rédaction de rapports ?

« La compétence européenne est très limitée sur ces sujets-là. La pression politique permettrait de mettre en lumière ces problèmes mais une partie du Parlement ne veut pas en entendre parler. Des groupes politiques ont affiché une très forte opposition à ce groupe de travail, en particulier des membres du Parti populaire européen où les Allemands sont très représentés. »

Réponse des autorités allemandes

Dans une réponse apportée à la commission des pétitions, le ministère allemand des Affaires familiales, des seniors, des femmes et de la jeunesse atteste du droit de l’Allemagne de ne pas reconnaître une décision prise par un autre État membre. « La Cour constitutionnelle fédérale a statué qu’un tribunal peut demander à entendre un enfant âgé de plus de 3 ans au moment de la décision […] L’audition peut donner une indication de la relation de l’enfant avec un parent, ce qui devrait être pris en compte lors de la prise de décision. Une audience est obligatoire en dehors des cas exceptionnels. Selon ces principes, les décisions prises à l’étranger sans audience ne seront généralement pas reconnues en Allemagne. »

De plus, tiré du rapport final du groupe de travail, ce résumé de l’intervention de M. Hoffman, représentant d’un Jugendamt de Berlin, lors d’une réunion à la commission des pétitions le 10 novembre 2016. Celui-ci dément toute discrimination de parent non-allemand : « M. Hoffmann a souligné qu’il n’y avait pas de discrimination systématique à l’égard d’un groupe de personnes sur la base de la nationalité », souligne le rapporteur. « Cependant, il peut comprendre que la complexité de la procédure allemande, les obstacles linguistiques, les distances, les différentes normes juridiques des pays et les différents concepts éducatifs peuvent conduire à des malentendus et être considérés, à tort, comme des discriminations. Il a ajouté que les différends [entre parents] peuvent durer des années, passer par de nombreuses étapes d’appel et se retrouver au final devant la commission des pétitions. Bien qu’il s’agisse de cas individuels tragiques, de son point de vue, la différence des nationalités n’est pas la clé ici, mais plutôt l’incapacité de trouver un compromis et le refus de coopérer. »